November 22, 2022
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4 min

En France, le droit à la déconnexion est-il un leurre ?

Près de 8 cadres sur 10 indiquaient consulter leurs communications professionnelles sur leur temps de repos en 2017. Où en sommes-nous après la pandémie ? Comment s’applique le droit à la déconnexion des salariés et que prévoit la législation en la matière ? Interview.

En France, le droit à la déconnexion est-il un leurre ?

En 2017, près de 8 cadres sur 10 indiquaient consulter leurs communications professionnelles (e-mails, SMS, appels… ) sur leur temps de repos. Où en sommes-nous après la pandémie ? Si près d’un employé sur deux affirme travailler plus à distance,  « débrancher » devient sans doute encore plus compliqué quand notre salon est aussi notre bureau. Comment s’applique donc le droit à la déconnexion des salariés et que prévoit la législation en la matière ? Pour l’avocate en droit social Odile Blandino, les textes actuels ne permettent pas aux employés de faire respecter leurs droits. Interview.

E.C : Quelles sont les obligations des employeurs en matière de droit à la déconnexion ?

Le droit à la déconnexion a été inscrit dans le Code du travail par la loi Travail, dite loi El Khomri, il y a cinq ans. Pour autant, rien n’en précise les modalités d’application.

Il s’agit en réalité d’une obligation de négociation : les entreprises doivent définir leurs propres règles. Dans les entreprises de plus de 50 salariés, le droit à la déconnexion est intégré à la NAO, la négociation annuelle obligatoire portant sur la qualité de vie au travail. Ces discussions doivent aboutir à un accord signé entre l’employeur et les organisations syndicales. Si les négociations échouent ou si l’entreprise compte moins de 50 salariés, une charte de bonne conduite doit être rédigée par l’employeur après avis du CSE, le comité social et économique.

Le non-respect de l’obligation de négociation est condamné pénalement à un an d’emprisonnement et à une amende de 3750 euros.

E.C. : Que trouve-t-on dans ces accords la plupart du temps ?

Ils contiennent notamment des actions de formation et de sensibilisation destinées à l'ensemble des salariés en vue de les informer sur les risques, les enjeux et les bonnes pratiques liées à l'utilisation des outils numériques.

Les managers sont par exemple formés à ne pas envoyer de mails le week-end. L’ensemble des salariés sont également sensibilisés.

Les accords peuvent aller jusqu’à prévoir la mise en place d’outils contraignants visant à empêcher le collaborateur de se connecter hors des heures ouvrées. Il y a par exemple le blocage des serveurs entre 20 heures et 8 heures du matin, une pratique manifestement plus courante aux Etats-Unis. En France, c’est encore très rare, les entreprises refusent la mise en place de tels outils qui seraient notamment inapplicables pour les salariés travaillant avec l’international sous d’autres fuseaux horaires. D’ailleurs, pour eux le droit à la déconnexion devient un vrai défi.

                                      « Il y a un décalage entre la réalité du terrain et la législation. »

E.C : Que pensez-vous de la législation actuelle en matière de temps de travail et dans le cadre du télétravail?

À mon sens la législation actuelle ne permet pas de réguler correctement le télétravail. On était jusqu’à la pandémie dans une forme de travail pyramidal où le « présentiel » était la règle. La généralisation du télétravail impliquerait de changer les lois ou du moins de les faire évoluer. Pour aller vers une plus grande autonomie du salarié dans l’exécution de ses fonctions et une nécessaire adaptation des règles de contrôles du temps de travail par l’employeur.

Il y a un décalage entre la réalité du terrain et la législation. La pandémie a modifié la manière de travailler; le cadre législatif s’est momentanément adapté, nous avons été contraints de faire preuve d’imagination pendant cette période, parfois de « bricoler » même. Mais après la pandémie, il faudra se poser la question  : comment réguler les nouveaux usages et adapter le cadre législatif à cette évolution ?

E.C : Comment les pouvoirs publics pourraient-ils mieux encadrer le développement du travail hybride ?

Si le télétravail devait se généraliser, il conviendrait sans doute de revoir la législation sur le temps de travail ainsi que les modalités de garantie de la santé et de la sécurité du salarié.

Par exemple, l’on pourrait envisager que les salariés concernés par ces changements d’organisation acquièrent une plus grande autonomie et travaillent dans le cadre de missions qu’ils seraient libres de réaliser dans les conditions qu’ils définiraient eux-mêmes. Mais il s’agirait alors d’un profond changement de paradigme ! Personne ne peut dire aujourd’hui comment on va travailler dans deux ans.

E.C : Quelle tendance notable dans vos dossiers avez-vous constaté depuis la pandémie ?

Avant la pandémie, le temps de travail était déjà un sujet central dans les dossiers contentieux, notamment dans le cadre de l’application des forfaits jours pour les cadres ou encore des risques psycho-sociaux pour les salariés. Il est vraisemblable que cette tendance se poursuive.

On risque également de voir augmenter les cas de souffrances au travail, car il semble que cette période de télétravail subie et non préparée que nous venons de traverser et qui perdurent dans bon nombre de grandes entreprises internationales, engendrent une perte de socialisation pour certains collaborateurs.

On observe de la fatigue et du stress supplémentaires, se traduisant par une augmentation de l’anxiété au travail. Le fait de se concentrer exclusivement sur l’écran et d’avoir perdus les relations non-verbales, informelles crée manifestement une fatigue cognitive significative.

Tous ces éléments risquent ainsi en cas de contentieux de donner lieu à des demandes de réparation devant les juridictions. Les défis sont nombreux .

                            « Passer d’un management de contrôle à un management de responsabilisation »

E.C : Comment instaurer confiance et responsabilisation dans ce mode d'organisation à distance ?

Dans une culture où la performance était jusqu’alors grandement mesurée en termes de présence et d'heures de travail, on peut légitimement s’interroger : comment concilier télétravail et reconnaissance du travail accompli sans évoquer la question de la confiance ?

De nombreux observateurs considèrent qu’il serait opportun d’opérer une transition en passant d’un management de proximité et de contrôle à un management de responsabilisation ; c’est un vrai défi pour les employeurs.

E.C : D’après votre expérience, qu’avez-vous vu de l’exercice du droit à la déconnexion chez les employeurs ?

Dans le cadre de mon activité d’animatrice de formations sur les bonnes pratiques managériales en entreprise, j’ai notamment été confrontée à un manager qui tous les dimanche après-midi envoyait à son équipe le planning de la semaine. Il n’envisageait pas une seule seconde qu’il adressait en réalité une injonction à ses collaborateurs en plein milieu du week-end …!

Moi-même dans ma vie professionnelle, quand je suis sollicitée les samedi et dimanche, j’essaye de m’interdire de répondre !

Edmée Citroën

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